Rencontres :
Frank Darcel, réalisateur artistique
Frank Darcel a évoqué ici une première partie de son parcours de réalisateur. Il nous illustre maintenant l'importance des rencontres et des ouvertures dans les métiers artistiques.
Q : Les métiers artistiques sont, comme d'autres, faits de rencontres et d'ouvertures.
R : En effet, je me suis aussi retrouvé un temps sonorisateur live et régisseur, d'abord pour une tournée en Asie avec le trompettiste Eric Le Lann. Là s’est confirmée une donnée fondamentale : les bons musiciens font eux-mêmes une partie de leur son, tant pour la scène que pour le studio. J'avais jusqu'alors travaillé avec des groupes de rock dans lesquels les musiciens sont de niveaux variés, mais sur cette tournée il y avait Sylvain Luc à la guitare, et Sylvain Marc à la basse. En fait, et on retrouve cela en studio, un bonne technique instrumentale ne sert pas seulement à faire des choses compliquées (ce qui a peu d’intérêt en soi), mais permet surtout de mieux contrôler le son que l’on produit, d’être plus précis, y compris avec des instruments électriques.
Conséquences d’autres rencontres: direction le Portugal au début des années 1990, d'abord pour une production française qui m'a permis de découvrir une ville fascinante, Lisbonne, un studio où travaillaient des ingés/son anglais avec lesquels j'ai sympathisé et des musiciens portugais très talentueux. J’ai aussi remarqué avec plaisir que Marquis de Sade jouissait encore d’une certaine cote là-bas. On m'a proposé de réaliser un premier album portugais en 1993, celui de Quinta Do Bill, dont un titre a été un énorme succès radio : « Os Filhos da Nação », qui est toujours, en 2019, l’hymne de plusieurs kops de supporters dont ceux du Benfica et du FC Porto. L’album a été mon premier disque d'or au Portugal. Je me souviens que comme je n’avais pas assez de repères avec les enceintes du studio (des ATC un peu trop flatteuses à mon goût), je contrôlais les mixages dans ma voiture garée devant. Il n’y avait qu’un lecteur de cassette à l’intérieur, mais c’était l’écoute que je connaissais le mieux. Cette technique de l’écoute sauvage sur des systèmes « amis », ne doit pas faire oublier qu’on n’écoute pas quelque chose de masterisé, mais bien un rough mix. Ceci dit, pour juger des niveaux, mon vieux lecteur cassette Pionner était, en ce qui me concerne, imbattable...
Q : Renommée établie au Portugal donc et rencontres, toujours ?
R : Ce succès m'a mis en contact avec l'artiste portugais Paulo Gonzo, et ensembles nous avons fait 5 albums. Le premier a eu en 1995 l'équivalent de la Victoire de la Musique, catégorie interprète. Le suivant, toujours enregistré au Portugal pour les instruments, a été chanté et mixé en Belgique au studio Synsound. Dan Lacksman, le maitre des lieux, avait entre temps produit et vendu 5 millions d'albums de Deep Forest dans le monde et le studio avait passé un cap technique, en déménageant vers une ancienne usine et en s'équipant d'une console SSL 4000 G+. J'y ai aussi découvert un micro dont je me suis beaucoup servi pour les voix, le Sony C 800G à lampe et radiateur externe, qui a été un écrin exceptionnel pour la voix de Paulo Gonzo. Ce disque (Collecteana) et le titre que j'ai co-écrit (Dei-te Quase Tudo) ont eu un succès considérable au Portugal : album premier des ventes pendant 7 mois, plus de 300 000 copies vendues, 7 disques de platine (le platine équivalait à 40 000 ex là-bas à l’époque), 2ème titre le plus diffusé en radio en 1998 dans le pays.
J'ai enchainé avec un groupe portugais emblématique, GNR, dans un gros studio lisboète qui fonctionnait encore en analogique. Magnétophone Studer analogique, console SSL 4000 E, mais avec une maintenance plutôt moyenne.
J’ai cependant collaboré avec un très bon ingé/son anglais, invité pour l’occasion. En effet, au delà de la difficulté parfois à faire sonner une batterie en studio, c’est surtout retrouver en régie le son des amplis de guitares que l'on a sur le plateau qui peut poser problème.
Ce technicien avait une véritable culture et une science dans le placement de micros pour les guitares. En très peu de temps, en changeant apparemment peu de choses, il obtenait en régie un son de guitare tout à fait fidèle à ce qui sortait de l’ampli. Il avait aussi des recettes très performantes de compressions installées à la prise sur certains éléments de batterie.
Q : Après ces années portugaises, quelles ont été vos activités « Back to breizh » ?
R : Pour mon retour en Bretagne j'ai réalisé de l'album « Back to Breizh » d'Alan Stivell en 2000, entre la Bretagne et Bruxelles à nouveau. Le disque a eu de bonnes critiques, (les 4f Télérama, Le Monde, Libé) et fait des ventes correctes. Mais, à la suite d'une fausse manipulation de ma part avant une séance, j'ai pris en pleine poire la sirène de l'alarme du studio où l’on faisait les prises, ce qui a déclenché des acouphènes terribles par la suite. En conséquence, pendant 7/8 ans j'ai arrêté la musique en raison de douleurs liées à ces acouphènes et d'une gêne constante. Je ne supportais plus d'entendre un ampli de guitare ou une caisse claire.
Puis cela s’est tassé et j'ai repris mon activité musicale en 2009 avec mon nouveau groupe « Republik » pour 2 albums que j'ai réalisés. J'ai aussi réalisé en 2012 le disque « Incorrigible ! » de James Chance à New York, avec des musiciens comme Ivan Julian des Voidoids. Cela m’a permis de créer des liens avec ces musiciens New Yorkais d’exception, dont le trompettiste qui joue sur la plupart des productions Nile Rodgers, Mac Gollehon. J’ai réalisé plus récemment l'album « Avel Azul » de Nolwen Korbell, sorti en 2018 et qui vient d’obtenir le Prix Produit en Bretagne en 2019.
Q : Pouvez vous développer la place des musiciens dans votre recherche de qualité artistique ?
R : J'insiste à nouveau sur le nécessaire professionnalisme des musiciens qui arrivent en maîtrisant leur son, ce qui facilite grandement le travail... Ça, c'est super important. Je me souviens d'un ingé/son anglais à Lisbonne avec qui je collaborais pour l'enregistrement d'un groupe pour Sony. Le groupe fait écouter un titre de U2 en disant « on voudrait que notre rythmique sonne comme ça ». Réponse cash de l'anglais : « tu sais, pour que votre disque sonne comme ça, il faudrait d'abord que vous jouiez comme ça ! ». Le son c'est d'abord le musicien. Chez U2, même si ce n’est pas ma tasse de thé, la rythmique est redoutable. C'est le résultat d'un gros travail, dès l’adolescence...
Pour en revenir aux musiciens new yorkais, c'est l’originalité du son et du jeu et la souplesse dans leur rapport au travail qui me plaisent. Les cuivres que j'ai enregistrés pour le prochain Marquis de Sade sont donc ceux avec qui travaille Nile Rodgers : on les entend sur « Let's dance » de Bowie, sur de nombreux Duran Duran et de multiples autres productions depuis. Ils arrivent à la session en souriant, sont très amicaux. Et dès que le magnéto tourne, tout est en boîte en deux prises max. Et le plus drôle, c’est qu’ils sont très bon marché...
J'apprécie vraiment de pouvoir aller travailler avec les musiciens américains que j'ai pu rencontrer (Tina Weymouth, Chris Frantz de Talking Heads, qui ont joué sur un titre de Republik, Ivan Julian, des Voidoids, Richard Lloyd de « Television » qui sera aussi sur le prochain Marquis de Sade) parce qu’ils m’ont tellement inspiré quand j’étais adolescent et qu’ils sont si simples d’approche en fait. Quand je vais là-bas, j'emporte simplement un disque dur du projet en cours et c'est parti (2 disques durs en fait et de préférence dans des bagages différents si d’autres musiciens viennent de Bretagne avec moi, en envoyant en plus une copie par transporteur : toujours avoir des copies de sécurité et qu'elles soient toutes vérifiées avant de partir, c'est l'expérience de galères dans différents transferts qui parle...).
Q : Le matériel ne fait que servir le talent, mais sa qualité reste déterminante. Qu'en est il de votre approche ?
R : Pour la partie technique, je travaille maintenant tout en ProTools, qui a atteint un niveau de qualité tout à fait exceptionnel. Avec parfois un mastering analogique, pour réchauffer un peu. Les guitares acoustiques sont un des instruments qu’il est encore intéressant comparativement d’enregistrer en analogique, et la voix pourquoi pas. Mais quid de la qualité des bandes lorsqu’elles ne sont pas neuves, et de la maintenance du magnétophone. Lorsque j’ai travaillé dans les années 1990 au Portugal, nous sommes restés en analogique jusqu’au début du nouveau siècle. C’était très agréable, mais lors de certaines pannes, il fallait faire venir l’équipe de maintenance de Londres... Pas très pratique. Heureusement que je travaillais avec des ingés un peu électroniciens... Donc refaire des prises an analogique pourquoi pas, mais je veux voir les carnets de maintenance, et profiter de bandes neuves. Tout ça coûte cher... Évidemment, en plus de micros de grande qualité et en bon état, un bon choix de préamplis analogiques reste important pour nourrir le ProTools. Même si les plugins sont de plus en plus incroyables.
"...Mais il ne faut quand même pas oublier l'essentiel : ce titre que l’on met sur la bande. Et puis, comment l’auditeur va-t-il l’appréhender ? L’artiste est-il à 100% derrière le résultat final ? Et surtout, avant de commencer, quel est l'intérêt réel du projet ?..."
Q : Pouvez vous citer cinq albums ou titres qui vous ont marqué pour la qualité de leur réalisation ?
« Remain In Light » de Talking Heads. Une révolution pour beaucoup à l’époque en termes de son et d’arrangements, avec Brian Eno à la baguette, et des compositions sublimes.
Le premier album d'un artiste écossais, Finlay Quaye, enregistré à la Jamaïque « Maverick a strike » en 1997. Prodigieux en terme de son et magnifique album. L’artiste a depuis bizarrement disparu des radars...
« Slave to the rythm » de Grace Jones, produit par Trevor Horn, entièrement au Synclavier. Expérience sonique incroyable, mais aussi de très beaux titres, sinon à quoi bon ?
« Exile on main street » des Rolling Stones, un des premiers grands albums enregistrés à la maison (une villa sur la côte d’Azur). On a vraiment l’impression d’entrer dans l’intimité du groupe, tout y sonne formidablement authentique. Un album magique.
L’album de Prefab Sprout, « Jordan : The comeback », produit par Thomas Dolby, qui est un des clients du Synsound de Bruxelles, et notamment le titre « Wild Horses ». Superbe compo et arrangements et son à tomber par terre.
Je retiens de ces albums une réalisation qui respecte le projet artistique, le sublime jusqu’à le rendre intemporel. Le boulot du réalisateur, c'est d’aider à faire éclore l’émotion, en symbiose avec l’artiste, puis à la transmettre au mieux vers l’auditeur. La technique, matérielle ou musicale, n’est pas tout bien sûr, mais garder intacte l’émotion sera plus difficile avec un studio défaillant, et des musiciens médiocres ou ennuyeux. L’émotion c’est comme une petite flamme...
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