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Rencontres :

Frank Darcel, réalisateur artistique

Frank Darcel, guitariste, compositeur, à l'origine du groupe Marquis de Sade, groupe emblématique du rock européen issu du punk, réalisateur pour Etienne Daho, a aussi connu le succès au Portugal. Nous l'avons rencontré pour connaître, outre son très riche parcours, son approche de la réalisation artistique des disques auxquels il a participé.


Q : De quel manière avez vous été amené, guitariste et compositeur du groupe Marquis de Sade, à considérer le studio d'enregistrement comme un outil de réalisation musicale, et à passer du rôle de musicien à celui de réalisateur artistique (terme anglais : producer) ?

R : Mon parcours a commencé par défaut, en réaction à la différence de son entre les disques français et ceux arrivant de GB ou des USA (fin des années 70). A cette époque, dès qu'il y avait des guitares électriques et une batterie, les disques français ne sonnaient pas. Cela a beaucoup changé depuis, notamment avec la vague électro.
Dès l'origine j'ai voulu percer le secret, savoir pourquoi les disques anglo-saxons de cette époque sonnaient mieux. Dans un premier temps, la solution évidente était de travailler avec des techniciens et réalisateurs anglais.
Le premier Marquis de Sade, a été enregistré et mixé par Jean-Pierre Boyer, un ingénieur du son qui a une vraie culture musicale et technique, au studio DB près de Rennes. Ce disque avait un son correct mais nous avons voulu franchir une étape et avons obtenu un réalisateur britannique pour notre second disque.

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Q : Le choix d'un réalisateur et donc de sa patte sonore est une décision artistique majeure pour construire un disque.

R : A l'écoute de mes disques préférés, j'ai jeté mon dévolu sur Steve Nye, coréalisateur du 5ème album de Roxy Music, « Siren », et qui est intervenu sur tous les albums solos de Bryan Ferry, dont j'étais grand fan. Le son des guitares et des vents, instruments importants chez Marquis de Sade, y était vraiment puissant et élégant à la fois.

Steve Nye, formé à AIR Studios à Londres, a eu le parcours habituel chez les britanniques (tea-boy, tape-op, assistant, preneur de son, réalisateur : un apprentissage à la façon de la dure vie de mousse dans la marine, motivation sans faille et humilité requises !) et avait déjà travaillé avec Ryuichi Sakamoto, Japan et David Sylvian en solo.

Après une quinzaine de jours de répétitions à Rennes avec lui, nous avons enregistré au studio Ramsès à Paris. Contrairement à l'approche largement répandue d'écouter et de discuter avec les musiciens, Steve Nye, forte personnalité avec peut être aussi un complexe de supériorité anglais, a décidé de la plupart des arrangements, ce qui nous a plutôt convenu, à quelques détails près. Mais, globalement, son travail m’a impressionné.
Les voix ont été enregistrées à AIR studio où un autre ingé/son a ensuite fait le mixage sous la supervision de Steve Nye. Ce dernier expliquait les morceaux, donnait ses directives, puis laissait travailler l'autre technicien pour revenir écouter l'avancement du travail avec le recul de celui qui ne se perd pas dans les circonvolutions techniques. Steve Nye est toujours en activité avec un palmarès qui comprend depuis : Cure, XTC, McCartney, et la responsabilité de AIR Studios / Montserrat (avant l’éruption du volcan !), entre autres.

De l'avoir côtoyé pendant cette réalisation à laquelle il m'a fait participer au delà du rôle de musicien, m'a permis de voir, d'écouter et d'apprendre énormément de son métier. Je me suis d'ailleurs partiellement inspiré de sa méthode dans ma propre pratique : je donne mes directives pour les mixages puis laisse faire l'ingé/son, et reviens périodiquement pour suivre l'évolution. Cela évite le côté fastidieux des répétions en boucle lors de la phase du mixage, car cela distrait de l'essentiel. Je pinaille par contre beaucoup au moment du final cut...

Q : Ces 2 disques vous ont donné la matière à votre travail de réalisateur artistique.

Vinyl-Variation02R : Après Marquis de Sade, j'ai monté un groupe baptisé Octobre et fait appel à Bill Laswell producteur américain au son très moderne à l’époque, entre autres avec le groupe Material. Pour des raisons contractuelles, au dernier moment, Bill Laswell a été dans l'impossibilité de produire et, les séances au studio DB étant déjà programmées, je me suis retrouvé à endosser le rôle de réalisateur. J'avais déjà un peu pratiqué, ne serait-ce qu'en produisant les démos de cet album ou des première démos d’Etienne Daho ou de l'album « Rue de Siam » de Marquis de Sade. Des démos qui, d’une manière générale, sonnaient parfois mieux que les disques à l’époque, parce que le premier jet est toujours une valeur sûre en studio... et aussi parce qu’on a parfois tendance à surproduire pour le disque, et en analogique c’était encore plus dommageable.

Pour ce projet du premier album d’Octobre, j'ai visé une direction cold wave dans la lignée de Marquis de Sade, en plus pop. Je me souviens avoir beaucoup travaillé les sons à la prise, notamment avec l'Harmonizer Eventide. C'est un processeur très utilisé par Bill Laswell, à qui j'avais déjà rendu visite en studio à plusieurs reprises aux USA, entre autres lors de l’enregistrement de « Zulu Groove » d’Afrika Bambaata. Le rap n’était pas ma culture musicale, mais j’ai compris avec Bill Laswell que la prise de plaisir en studio, pour tous les intervenants, était une donnée importante. Qui m’avait un peu échappé avec Steve Nye...

J’ai malgré tout appliqué des idées utilisées par Laswell dans Material et certaines de ses productions, comme doubler la caisse claire avec un autre fût (c’était avant les samplers...), ou avoir 2 parties de basse différentes parfois, bref à ne pas hésiter à tenter des choses et aussi à trafiquer le son à la prise. Après Octobre, j’ai appliqué certaines de ces recettes et me suis inspiré de la direction générale pour produire le premier succès d’Etienne Daho : « Le grand sommeil », en 1983.

Q : La réalisation des disques de Marquis de Sade et d'Octobre vous aura permis d'assister à d'exceptionnelles master-class.

R : Ces apprentissages aux côtés de Steve Nye et Bill Laswell, les regarder travailler et aussi les écouter parler des projets en cours et de leur métier, m'ont permis de constituer mes propres recettes. Mais le plus important était bien sûr de retenir les basiques, comme l’idée qu’on ne peut pas produire un disque sans qu’il satisfasse l’artiste, sinon c’est totalement improductif. Cela veut dire qu’il faut parfois faire des compromis, et ce n’est pas toujours facile... L’autre chose importante, surtout à l’époque de l’analogique, était de vérifier que le matériel des studios était en bon état... Cela peut paraître superfétatoire à l’heure du ProTools, mais la qualité de l’entretien des studios pouvait être à certaines époques très aléatoire. Et cela se payait cash...

Ensuite bien sûr, il faut s’entourer de bons ingénieurs du son, et éviter de travailler avec des musiciens trop immatures, même si leur projet semble excitant. On perd beaucoup trop de temps... Et cela crée des tensions dont il vaut mieux se passer. En même temps, aider des musiciens pas tout à fait aguerris à atteindre un objectif, comme Steve Nye l’a fait avec nous, c’est malgré tout une belle aventure. Il faut par contre que tout le monde, d’un côté comme de l’autre, sache rester humble.

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"...on apprend plus, en ce qui concerne la production, en écoutant les « anciens » expliquer, que dans n’importe quel livre ou tutoriel... "

Q : Figure de la scène rennaise, vous avez mentionné les débuts de la carrière d'Etienne Daho, auxquels vous avez participé activement.

R : De cette réalisation pour Octobre, je suis donc passé à celle d'Etienne Daho avec Dominique Blanc-Francard comme mixeur, au studio Continental à Paris, son studio de l’époque. Dominique Blanc-Francard, ingénieur du son qui avait travaillé en Angleterre et en France avec des anglais, était un des rares techniciens français à rivaliser avec les anglais pour le rock. Il a par ailleurs mixé un nombre incalculable de tubes dans la pop française durant ces cinquante dernières années... Et j’ai beaucoup appris à son contact évidemment. Je considère qu’on apprend plus, en ce qui concerne la production, en écoutant les « anciens » expliquer, que dans n’importe quel livre ou tutoriel.
Le « grand sommeil », enregistré au studio DB et mixé par Dominique Blanc-Francard est ce que je revendique comme ma première réalisation à part entière.
Le succès de ce titre m'a fait embaucher pour la réalisation de l'album suivant « La Notte », qui a été par la suite album de platine (300 000 exemplaires à l’époque), puis du maxi « Tombé pour la France », un gros succès aussi pour Etienne Daho.


C'est dans le studio belge de Dan Lacksman du groupe Telex, qui fait partie des gens qui ont ouvert la voie à l'électro, que j'ai travaillé avec un des premiers échantillonneur Fairlight II disponible en Europe pour programmer les 2 mesures de montée chromatique de « Tombé pour la France », première utilisation sur le marché français des « pêches d'orchestre ». J’ai toujours été persuadé qu’une technologie de pointe, même si elle n’est pas fondamentale, permet d’apporter le petit plus qui s’avère parfois nécessaire. De ce point de vue-là, j’ai beaucoup appris aussi de Dan Lacksman, avec qui je continue de travailler.

La suite de cet entretien est à lire ici.

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